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18 novembre 2020 3 18 /11 /novembre /2020 06:46
Sois indépendante

Sois indépendante.

Cette injonction tu me la sers au petit-déjeuner, au déjeuner, au goûter, au dîner, au souper. Service continu.

Comme pour conjurer le sort.

Comme si tu avais peur pour moi.

Des dangers qui me guettent en tant que femme. Car c’est bien à la femme que tu t’adresses. Même si je suis encore une enfant, tu me prépares.

Ton corps t’appartient. À toi seule.

Je ne comprends pas la portée des mots sur le moment. Ou plutôt si, je ne saisis pas vraiment le sens, mais l’intention est tellement forte, quasi désespérée, que la solennité de la phrase frappe ma mémoire.

Toute ma vie va se bâtir autour de ces 2 injonctions : Sois indépendante et ton corps t’appartient. Elles sont parfois, souvent, contradictoires. 

Elles sont parfois, souvent, lourdes à assumer.

Elles sont parfois, souvent, synonymes de choix tranchés et de solitude.

Elles sont cependant les cadeaux les plus importants que tu as fait à la femme que j’allais devenir.

 

- Docteur je souhaite arrêter ce médicament !

- Vous en prenez combien ?

- En ce moment je ne le prends pas

- normalement ce traitement préventif dure 5 ans. Vous l'avez pris longtemps ?

- Ben... 3 jours

S'adressant à moi :

- Elle est toujours comme ça votre maman ?

- Non là, ça va 

 

Il y a eu l’opération. L’ablation. Les 2 seins. A ton âge, 82 ans, les médecins ne s’embarrassent plus avec l’esthétique et la délicatesse. Ils te proposent la reconstruction mammaire, comme un serveur qui propose un dessert après un copieux repas, tout en sachant pertinemment que les convives vont opter pour un café et l’addition s’il vous plait. 

Pourtant, il n’est pas question de simplement couper un bout de toi, voire deux nn. Il est question de tout ce que cela symbolise pour une femme. Et même s’ils sont gros, même s’ils ne servent plus à rien car, tu sais, ce n’est pas à mon âge que je vais rencontrer un beau, jeune et riche, tes seins vont être balayés par la maladie, remplacés par des balafres pires que la cicatrice d’Albator. A une femme plus jeune, on proposera un accompagnement psychologique. A toi, rien. Passés 80 ans, tu n’es plus considérée comme une femme. Tu es vieille et tout ton être se réduit à cela. Tu luttes contre cet enfermement, contre tout ce que l’on coupe avec tes 2 seins mais rien n’y fait. On ne te voit plus que comme un corps dont il faut raboter des morceaux, aller à l’essentiel pour maintenir en vie. Comme une denrée logistique dont on doit gérer les avaries pour la garder en vie. 

Mais quelle vie, au juste ? On te propose de porter des prothèses pour faire semblant. Tu rétorques que franchement, tu t’es bien fait suer toute ta vie à porter un soutien-gorge et maintenant, même sans seins, il faudrait faire semblant, non merci, merci bien mais non merci.

Après l’ablation, on t’impose de la radiothérapie parce que c’est le protocole qui fonctionne sur x% des patients. Tu rechignes un peu, la fatigue gagne du terrain, mais tu serres les dents et acceptes de te livrer à cette valse des protocoles qui t’échappent un peu, pour tout t’avouer, je suis un peu le mouvement mais je ne comprends pas vraiment ce qui m’arrive, à part que, vraiment, c’est moche, ce n’était déjà pas fameux, mais c’est franchement moche maintenant !

Le mot revient souvent. Moche. Moi aussi, au début, je me dis que ce n’est pas le sujet, que le principal à ton âge c’est de te soigner vite. Moi non plus, je ne réalise pas tout de suite à quel point nous sommes tous en train de nier que tu es une femme. De plus de 80 ans. Alors quoi, arrivée à un certain âge, la femme perdrait toute autre identité ? Toute autre réalité que celle d’être une vieille ? Une malade ? Une veuve ? Elle deviendrait alors le périphérique d’elle-même, privée de sa propre essence. Son être vidé de toute consistance serait manipulé au grès des examens et traitements et l’âme doté de cette pauvre enveloppe malade et fatiguée n’aurait qu’à suivre le mouvement.

Nous ne marchons pas sur tes plates-bandes mais mordons à coup de motoculteur dans toute la pelouse. Je défends tes intérêts bien sûr mais à grands coups de c’est pas grave, pour te faire retrouver le sourire. Tu me fais comprendre que ça suffit, que ton indépendance n’est plus négociable en refusant catégoriquement de prendre ce traitement. L’hormonothérapie. Cela te rend fatiguée, étourdie, vaseuse et tu as le moral dans les chaussettes. Je comprends enfin à quel point tu as serré les mâchoires pour supporter, en plus de la maladie, de la souffrance, de l’inquiétude, cette négation de ton identité de femme. Tu te rebiffes et je t’admire. Tu imposes ta volonté, tu ne prendras pas ce médicament. Un autre médecin finira par nous proposer une autre alternative, une injection mensuelle. Sorte de pis-aller, le mal est déjà fait, le cancer a atteint les os et les médecins te regardent de leur air je vous l’avais bien dit qui voudrait montrer à quel point tu as eu tort de te considérer propriétaire de ton corps. Tu encaisses de nouveau la radiothérapie. Puis les piqûres mensuelles. Je suis à tes côtés. Cette phrase est à prendre au sens littéral du terme. Je ne peux ni être à ta place ni soulager ta peine. Je ne peux qu’être là pour incarner mon soutien et surtout être témoin de la femme que tu es, que tu as été. Pour un peu, je ferais appel à un escort-boy, qui t’apporterait un peu de bien-être et d’attention. Cela choque à peine lorsqu’on le fait pour un vieil homme ou un malade. Mais tu t’accroches à l’amour de ton défunt mari, au travers de ses lettres, dont tu me dévoiles quelques passages comme pour me dire tu vois j’ai été aimée, tu vois j’ai été femme. Cela semble te consoler, je ravale ma révolte et range mon chéquier.

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